Quelques réflexions sur le financement des entreprises et sur le marché du placement privé

Modestement, en tant qu’acteur de ce marché, qui a connu depuis 2013 une envolée en France, ainsi d’ailleurs que dans d’autres pays d’Europe, j’ai le sentiment d’une inflexion sensible de la dynamique de ce marché du placement privé Corporate, qui pourtant paraissait promis à un bel avenir dans une perspective de désintermédiation progressive,

Cette inflexion est le fruit de la pandémie, et des deux confinements, mais surtout des mesures de financement palliatives qui ont été mis en place par les pouvoirs publics.

La pandémie a radicalement fragilisé certains pans de l’économie : transports, hôtellerie, tourisme etc... En outre, à l’intérieur d’un même secteur d’activité, selon le mode de distribution et/ou le type de clientèle, certaines entreprises se sont trouvées finalement peu affectées, alors que d’autres peinent encore à retrouver des circuits d’approvisionnement, doivent constituer des stocks tampons, voient leurs distributeurs dans le monde s’effriter etc. cela donne un paysage industriel/ logistique/commercial kaléidoscopique : or, en placement privé de dette à moyen terme, cinq à sept ans, la visibilité comme la crédibilité des prévisions reste des facteurs clé. le placement privé auprès des fonds institutionnels (ou dans lesquelles la grande majorité des LPs sont des institutionnels) a besoin de fiabilité, plus que le crédit bancaire. Par construction, les banques françaises ont une bien meilleure diversification du risque de crédit, et pour celles qui ont conservé la mémoire de leur clientèle, elles peuvent disposer d’un historique économique et financier sur la longue durée : elles sont structurellement moins « frileuses ».

Les mesures de financement décidées par les pouvoirs publics ont complètement changé la donne. Les PGE ont été un succès formidable : mise en place rapide du processus par la BPI, adhésion du système bancaire, excellent accueil par les entreprises, car la maturité paraissait suffisante, le taux attractif, et le processus d’instruction bien balisé : les directions financières, comme les patrons d’entreprises, se sont mobilisés pour présenter des dossiers complets : 130 milliards d’euros de crédit pour 660.000 entreprises. Et c’est un vrai succès : malgré des circonstances économiques qui restent étranges, et sans précédent, la sinistralité des entreprises est au plus bas. Et on s’attend à ce que le taux de sinistre des PGE reste faible.

Mais cette vision d’ensemble masque une réalité plus contrastée, qui commence à apparaître. D’un côté les PGE ont représenté pour certaines entreprises un formidable effet d’aubaine ; de l’autre, pour les entreprises durement touchées, ils ne peuvent pallier durablement des pertes d’exploitation souvent très significatives. Au milieu de ces deux familles, ici un peu schématisées, pour les entreprises qui ont réussi à limiter leurs pertes, le PGE permet d’attendre pour revenir en cash-flow positif, et de faire face plus sereinement à la disruption des chaînes logistiques à laquelle nous assistons aujourd’hui.

Ainsi, pour certaines entreprises, le PGE représente un matelas de sécurité en trésorerie, à peine consommé. Fortes de cette liquidité, celles-ci n’ont pas vraiment besoin d’avoir recours au marché du placement privé, même si elles ont des perspectives de croissance. D’autant que l’échéancier des PGE c’est déjà trouvé allongé, et que chacun escompte des reports supplémentaires d’échéancier.

Pour les deux autres familles, qui restent en territoire de cash-flow nul ou négatif, ou qui ont d’ores et déjà accumulés des pertes significatives, le marché du placement privé « classique », destiné à la croissance organique ou externe, leur est fermé, faute de rentabilité et de visibilité. En PP, il leur reste à faire appel à fonds de « special situations », dont l’intervention devra comprendre une part d’Equity ou de quasi equity pour vraiment conforter durablement l’entreprise : malgré le confort initial de la trésorerie des PGE, certaines entreprises ont déjà dû mandater des conseils, celles dont la structure financière paraît largement compromise. Et naturellement, au-delà du marché de la dette, il y a toutes les solutions de M&A : cession, recapitalisation, cessions d’actifs ou de branches d’activité etc.

Au-delà des aspects financiers, le quasimonopole bancaire sur le financement des entreprises moyennes s’est trouvé renforcé. Travaillant rapidement sur la demande de PGE de leurs clients, les banques ont fait valoir leurs compétences et leur disponibilité : la désintermédiation n’est plus d’actualité ! De nouveau, c’est la banque principale du client entreprise qui va régler la structure et les modalités du financement. C’est la banque principale qui décidera d’octroyer un nouveau crédit, et de le syndiquer à son idée ; elle pourra réaliser un PP, mais alors elle sera seul arrangeur et placeur : la banque peut désormais optimiser son exposition en risque de manière très fine, et à la vérité, je n’ai pas le sentiment que l’entreprise petite/moyenne ait vraiment son mot à dire.

Mais il reste des créneaux dans lesquels le placement privé reste un formidable outil de financement, souvent très actif. Ce qui contribue à l’augmentation rapide des encours des fonds spécialisés.

D’abord le LBO, qui à mon sens représente la quasi-totalité des flux actuels en placement privé. Malgré la conjoncture chaotique, le LBO reste un marché extrêmement actif, avec un risque de crédit très mesuré : les sponsors en Equity pèsent lourd, ils ont beaucoup levé au cours des dernières années, et chacun sait qu’ils sont prêts à recapitaliser des entreprises temporairement bousculées. La visibilité économique est souvent bonne, de nombreuses entreprises en LBO ont des track records longs  ; leurs managements, associés à la performance, et habitués à l’optimisation généralisée, ont un savoir-faire supérieur en gestion de crise. Et puis, c’est un marché bien rodé, avec des acteurs compétents, avec une liquidité profonde liée au marché secondaire de la dette, et au maintien honorable des volumes de CLOs. Le crédit senior secured conserve, malgré l’effritement des marges et l’affaiblissement des covenants, un excellent rapport rentabilité/risque/ liquidité dans un contexte de taux extrêmement bas. Et il intéresse donc beaucoup d’institutions financières et de banques.

L’autre compartiment du placement privé qui prospère, celui-ci sectoriel, est la dette d’infrastructure, senior ou subordonnée, directement octroyée aux SPV, ou aux « Holdco ». Les volumes de construction, surtout en énergie, sont significatifs ; les investisseurs recherchent du « green » ; il y a de la place pour tous les acteurs : depuis le crédit senior secured a une SPV, amortissable, mis en place par une banque régionale, jusqu’au junior mezzanine Holco , bien structuré, destiné sous forme crédit ou obligataire à des fonds spécialisés. Au fil des années, les équipes et les savoir-faires se sont multipliés et enrichis, et l’écosystème de financement paraît aujourd’hui bien rodé. Là aussi, le rendement rentabilité/risque est excellent, grâce au sous-jacent, dont la robustesse est captée par des dispositifs de garanties/structuration efficaces.

Enfin il reste certaines catégories d’entreprise, bien spécifiques, que le secteur bancaire appréhende très mal, mais qui peuvent légitimement souhaiter disposer d’un effet de levier pour améliorer leurs performances. Je peux citer les holdings familiales : par construction le cash-flow est modeste, mais le patrimoine substantiel ; l’analyse de crédit est donc délicate, et la structuration parfaitement sur-mesure ; une difficulté supplémentaire est que le placement privé doit rester relativement confidentiel, et l’on sait que les NDA ne sont que relativement efficaces. Les holdings familiales ont souvent une dimension immobilière patrimoniale importante, et là aussi la structuration doit être adaptée. Surtout quand la holding pilote des activités de transformation/rénovation immobilière. Les holdings familiales peuvent avoir également un portefeuille significatif de Private Equity, que très peu de banques accepteront de financer. Les arrangeurs et les fonds spécialisés sont mieux à même de comprendre le risque de valorisation et de liquidité des diverses lignes. Néanmoins, En volume, si l’on pouvait disposer d’une segmentation du marché du placement privé, ces différentes activités apparaîtraient marginales,

Le marché du placement privé obligataire, ou crédit, a donc beaucoup changé de perspective au cours des deux dernières années. Il me semble que les opérations de taille petite et moyenne vont se révéler encore moins nombreuses en 2021 que lors des années antérieures. Le marché du LBO va continuer à trouver un financement large, notamment grâce au placement privé, les besoins des entreprises petites et moyennes resteront plus que jamais satisfait par les banques : en France, la désintermédiation m’apparaît encore réservée aux grandes entreprises, du moins pour encore quelques années. Le mouvement de désintermédiation amorcé s’est trouvé brutalement infléchi surtout pour les émetteurs de taille moyenne.

Olivier SCHATZ, Représentant de la Compagnie financière Jacques Cœur pour la Belgique et le Luxembourg Senior external Advisor Europe Aurel BGC Senior Advisor Priscus Finance , Belgique et Luxembourg