Les facteurs de la désindustrialisation de la France


La France est avec le Royaume-Uni le pays le plus désindustrialisé du G7. Depuis 1980, les branches industrielles ont perdu près de la moitié de leurs effectifs (2,2 millions d’emplois). La part de l’industrie dans le PIB a baissé de près de 10 points sur la même période. Pourtant, la France partage avec ses partenaires européens la même politique commerciale, de la concurrence, le même cadre des marchés publics, et avec ses partenaires de la zone euro le même taux de change. La qualité de ses institutions et de ses infrastructures est considérée par les organisations internationales comme au meilleur niveau.


Même si le cadre réglementaire notamment le code du travail et certaines procédures publiques sont plus complexes et plus longues que chez quelques-uns de nos partenaires européens, l’écart n’est pas conséquent et a eu tendance à se réduire au cours de la dernière décennie passée. En revanche, si la qualité de la main d’œuvre française est souvent présentée comme un atout par les investisseurs étrangers, les enquêtes internationales PISA et PIAAC de l’OCDE montrent que la France a un positionnement médiocre. Ce constat de faibles compétences est renforcé pour la part de la population active éloignée de l’emploi ou à faibles qualifications qui, jusqu’aux réformes de la formation professionnelle et du Plan d’investissement dans les compétences, bénéficiait de peu de soutien à la requalification. Mais notre pays se distingue surtout par sa fiscalité, la plus élevée des pays de l’OCDE, qui s’explique par le montant des dépenses publiques lui-même le plus élevé. Au-delà de son niveau, notre fiscalité est aussi la plus complexe et met plus à contribution les activités productives les plus exposées à la concurrence internationale comme l’industrie.


Après plusieurs décennies où la politique industrielle était non prioritaire, en 2012, avec le rapport Gallois, il y a eu une prise de conscience de la classe politique que la France venait de traverser une décennie de forte désindustrialisation et qu’il était nécessaire d’agir pour inverser la tendance au risque sinon d’une marginalisation de notre pays dans l’économie mondiale. La France était passée d’un solde des échanges internationaux à l’équilibre début 2000 à un fort déficit commercial en particulier des produits manufacturés. Cela s’était traduit par une hausse conséquente du chômage dans certaines régions traditionnellement actives dans l’industrie ainsi que par un appauvrissement de certains bassins de vie et certaines villes moyennes et territoires ruraux qui se sont vue désertés après la fermeture d’usines. 


Après le rapport Gallois, il y a eu des mesures qui ont été prises comme le CICE et le Pacte de responsabilité afin de rétablir la compétitivité-coût de notre économie en cherchant à abaisser le coût du travail. Les parts de marché de la France ont commencé à se stabiliser mais il a fallu des mesures complémentaires comme les réformes du marché du travail, l’allègement de l’impôt sur les sociétés pour l’inversion de tendance de l’emploi dans l’industrie à partir de 2017 et un redressement de l’attractivité du pays pour les sites de production.


La crise du Covid a conduit à une prise de conscience encore plus forte de la nécessité de réindustrialiser le pays. Elle a mis en particulier la lumière sur la dépendance européenne à un petit nombre de pays tiers pour la fourniture de certaines molécules et médicaments de base, et même de masques. Comme l’illustre la guerre en Ukraine, dans un monde où certaines des plus grandes puissances économiques s’éloignent des principes d’un cadre négocié par la communauté internationale, l’Europe ne peut pas accepter de dépendre de manière croissante des entreprises de ces pays pour des fonctions aussi essentielles que la santé, la communication et le stockage de données, les équipements de production énergétique ou encore les batteries pour les véhicules électriques, sans disposer de sources alternatives.


Parallèlement, les conséquences grandissantes des crises écologiques générées par le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité justifient une refondation et une montée en puissance des politiques industrielles afin de changer en profondeur les modes de production et de consommation, avant qu’il ne soit trop tard. Au-delà de ces raisons de fond, l’ensemble des politiques publiques doivent prendre en compte l’objectif du développement d’une industrie prospère sur le territoire national. En effet, l’industrie est porteuse de gains de productivité, qui sont la principale source de la hausse des revenus, d’emplois de qualité répartis sur le territoire et d’innovations, avec deux tiers des dépenses privées de R & D du pays alors qu’elle ne compte plus que pour 10 % du PIB.


La faible compétitivité de la France ne s’explique pas par une spécialisation sectorielle ou géographique défavorable. En effet, les baisses de parts de marché à l’exportation des entreprises produisant en France ne sont pas dues à un déficit de croissance des marchés sur lesquels elles sont positionnées. Le passage d’un excédent de la balance des biens industriels à la fin des années 1990 à un déficit chronique résulterait plutôt d’une mauvaise compétitivité en matière de coûts de production ainsi que d’une insuffisante compétitivité hors prix, qui englobe de multiples attributs tels que la qualité, le niveau de gamme, le degré de différenciation, la capacité d’innovation, le design, l’image de marque, la qualité des services de distribution et des services après-vente.


Face à l’augmentation de ses coûts de production, l’industrie a choisi de préserver sa compétitivité prix en comprimant ses marges au détriment de sa montée en gamme et donc de sa compétitivité hors prix. La dégradation de la compétitivité coût s’est traduite par un recul des investissements en machines et équipements de 21 % en France entre 2003 et 2015, alors qu’ils ont augmenté de 19 % en Allemagne.


L’Allemagne s’est distinguée par une politique horizontale très active dans les années 1990 et 2000. Elle a rétabli sa compétitivité-coût en agissant sur la fiscalité des entreprises ainsi que par des réformes profondes du marché du travail visant à maîtriser les évolutions salariales dans le secteur abrité. Ces politiques transversales favorables à l’industrie ont consolidé la compétitivité du pays qui a gagné des parts de marché importantes au niveau européen et mondial, notamment au détriment de la France, dont les coûts salariaux et la fiscalité sur les entreprises s’alourdissaient durant cette période. A titre d’exemple, entre 2000 et 2015, l’écart moyen de taux d’impôt sur les sociétés entre la France et le reste du monde est passé de 5 à 16 points de pourcentage, et de 2 à 18 points de pourcentage avec les autres pays de l’Union européenne.


De plus, en France, la fiscalité pèse plus lourdement sur les facteurs de production que chez ses voisins européens et, dans le même temps, l’industrie y est soumise à un taux de prélèvements obligatoires supérieur à celui qui prévaut dans les autres secteurs. Au milieu de la décennie 2010, l’ensemble des prélèvements obligatoires pesant sur l’industrie manufacturière représentait 27,9 % de la valeur ajoutée brute du secteur, contre 24 % pour les autres entreprises non financières. La différence avec l’Allemagne, où les prélèvements obligatoires supportés par l’industrie manufacturière s’élevaient à 17,2 % de la valeur ajoutée du secteur, est particulièrement marquée. Cet écart de 10,7 points entre les deux pays représentait 25,3 milliards d’euros de plus pour l’industrie française, dont plus de la moitié provient des prélèvements appartenant à la catégorie « impôts de production ». D’après Rexecode, le total des prélèvements obligatoires pesant sur l’industrie représentait en 2016 deux fois le résultat d’exploitation des entreprises en France, contre 80 % seulement en Allemagne.


Face à une augmentation de leurs coûts de production en particulier en lien avec la fiscalité par rapport à leurs concurrents étrangers, les grandes entreprises françaises sont donc devenues les championnes de la localisation à l’étranger de leurs sites de production. Cela leur a permis de maintenir leur compétitivité au niveau mondial, mais au détriment de l’emploi industriel en France. Ainsi, par rapport à ses voisins européens, la France a été plus fortement touchée par les délocalisations de sites de production, au point que l’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 68 % de l’emploi dans le secteur industriel en France, contre 44 % au Royaume-Uni, 35  % en Allemagne, 27 % en Italie et 10 % en Espagne. Cette spécificité française s’est accentuée lorsque la compétitivité coût du pays a décliné, le nombre d’employés et le chiffre d’affaires à l’étranger des multinationales françaises augmentant de près de 60 % entre 2007 et 2014, un rythme deux fois supérieur à celui des multinationales allemandes ou italiennes. Le secteur automobile fournit une illustration de l’influence potentielle des choix de localisation des multinationales. Dans la production des marques françaises destinée à servir le marché domestique, la part localisée dans des pays à revenu moyen inférieur à celui de la France est passée selon le CEPII de moins de 10 % au début des années 2000 à près de 50 % en 2016. Dans le même temps, cette part n’a augmenté que de 15 % à 25 % pour les marques allemandes.


Il y a eu des stratégies de montée en gamme qui ont réussi, c’est le cas notamment dans l’aéronautique avec Airbus qui est devenu le leader mondial grâce à la qualité de ses avions, entrainant tout un écosystème d’entreprises performantes. Il y a également bien entendu tout le succès de l’industrie du luxe où pour des produits comme les sacs à main, les parfums, les vêtements la France a su se placer souvent au premier rang dans le très haut de gamme. C’est également vrai pour les cosmétiques. Mais ce virage a été pris très tôt, et l’effet de réputation joue ensuite très fortement pour préserver les positions acquises.


Dans l’automobile, on assiste à une montée en gamme mais naturellement la concurrence est rude car les concurrents déjà installés en haut du podium sont nombreux. Dans l’industrie du médicament, la France a encore de gros atouts, si on arrive à se relancer dans les biotechs la France peut regagner des places. C’est vrai également dans la chimie par exemple avec l’enjeu de la chimie verte et plus largement de l’économie circulaire. C’est le cas également si on réussit à investir suffisamment et relativement tôt dans le développement de nouvelles technologies comme l’ordinateur quantique, l’intelligence artificielle, la cybersécurité, l’industrie connectée et plus largement toutes les solutions de décarbonation de l’industrie.


Créer un environnement fiscal favorable aux activités de production industrielle est un enjeu primordial au risque sinon de multiplier les actions et les dispositifs publics à fonds perdus. Les soutiens actuels à la R&D et à l’innovation contribuent par exemple à l’attractivité des activités de R&D sur notre sol, mais si la part de la production de nos multinationales à l’étranger continuait à progresser cela pourrait finir par y entraîner la localisation de leurs activités de R&D. C’est pourquoi il est stratégique de continuer à faire évoluer les impôts de production de manière à ce qu’ils pèsent moins sur les secteurs exposés à la concurrence internationale et en particulier l’industrie.


Le deuxième enjeu principal est la formation de la main d’œuvre. Les performances de la France sont médiocres tant au niveau de la formation initiale que de la formation continue. Par ailleurs, la France se distingue, par la prévalence d’un niveau inférieur de compétences chez les moins diplômés par rapport aux pays comparables et par des méthodes pédagogiques, qui se traduisent par des compétences non cognitives très inférieures en France. Or, ces compétences qui relèvent du comportement et de l’état d’esprit comme la capacité à travailler en équipe, l’esprit d’initiative, la persévérance, l’intelligence sociale, sont déterminantes pour la qualité du management ou l’innovation, qui influencent à leur tour largement la performance des entreprises. Ici, la réforme clé au niveau de la formation initiale est d’abord la réforme des méthodes pédagogiques, qui est engagée mais doit progresser plus vite et en profondeur.


Un troisième enjeu essentiel est le renforcement du capital risque et la réorientation d’une partie de l’épargne vers le financement du tissu productif, en particulier les entreprises non-cotées qui manquent de fonds propres en France. C’est le cas également pour les startups tout au long de leur phase de croissance afin d’éviter qu’elles ne se fassent racheter, a fortiori par des acteurs extra-européens, une fois qu’elles atteignent une taille critique.


Un quatrième enjeu consiste à continuer de simplifier mais de manière plus résolue les réglementations et les procédures pour en faire un véritable avantage comparatif, et non plus un handicap du pays. Depuis plus de dix ans des plans de simplification sont intervenus et ont permis d’améliorer la situation mais comme beaucoup de nos partenaires ont également progressé la France reste moins bien classée que les pays comparables. Compte tenu de la multiplicité des réglementations, de leur complexité et de la longueur des procédures qui représentent des freins majeurs à la mise en œuvre d’innovations, il serait indispensable de mettre en œuvre un processus de « bac à sable réglementaire » largement facilité et accéléré. Il s’agirait pour l’expérimentation de solutions innovantes en ligne avec les objectifs de développement durable de pouvoir déroger à certaines réglementations bloquantes avec une validation rapide de l’expérimentation par un comité multi-parties à instaurer et une obligation de suivi et d’évaluation des performances de la solution innovante.


Accentuer le soutien à la transition écologique de l’industrie française tant en termes de processus de production que de qualité des produits est indispensable afin de se positionner en pointe sur les technologies vertes. La poursuite des réformes ambitieuses de la recherche publique, de l’enseignement supérieur et des politiques de soutien à l’innovation est nécessaire afin notamment de renforcer la coopération entre recherche publique et recherche privée dans les domaines industriels et de mieux miser sur l’innovation radicale et les technologies de rupture. Cette réforme du soutien à la recherche et à l’innovation industrielle doit s’inspirer du succès des dispositifs aux Etats-Unis notamment sur le modèle des agences avec des moyens importants pour la recherche fondamentale et le soutien aux solutions d’industrialisation des innovations, en passant par le rôle clé du capital risque. Cela passe également par une redynamisation de la stratégie d’influence en matière de normalisation au niveau mondial et européen et par la combinaison de cette stratégie avec une politique active et moderne d’achats publics, ainsi que le renforcement de politiques de soutien à l’innovation orientées missions sur le modèle des agences américaines pour l’innovation et la recherche (NSF, DARPA, NASA, NIH, NSA, etc.).  


Vincent AUSSILLOUX
Directeur du département Economie de France Stratégie